Au revoir Bordeaux

7 août 2019


Il est environ 21h30. Midas a touché les rayons de soleil qui tombent en gouttelettes dorées sur le brun de la Garonne. Ses doigts brûlants de roi phrygien font bientôt fondre l’or du ciel en une coulée rouge incandescente. De l’autre côté du fleuve les façades s’illuminent comme des visages souriants sur lesquels l’ombre s’installe doucement. Sous le chapeau pointu d’un toit, avant de disparaître dans les ténèbres, le regard solennel d’une église se métamorphose en un dernier clin d’oeil rieur adressé aux arbres de la rive droite.

Perchée sur ma branche, je profite de mon dernier coucher de soleil bordelais. Il ne me reste plus que quelques heures à passer dans cette ville qui m’a vue grandir, qui m’a faite grandir. 

Parfois j’imagine que ma vie est un long film. Alors ce dernier coucher de soleil serait un générique de fin. Pas une fin définitive certes, plus une pause d’un an dans l’épisode “Ella à Bordeaux". Enfin le mot “pause” n’est pas celui qui correspond le mieux. Rien n’est figé. Bordeaux continuera de rire, de pleurer, de vivre, sans moi; et moi je rirai, pleurerai, vivrai, sans Bordeaux. Le film bordelais ne cessera pas de tourner pendant que je m’absente faire un tour. Lorsque nous nous retrouverons, nous ne serons plus les mêmes, sans pour autant être complètement différents. Les deux acteurs à l’écran n’auront plus tout à fait le même rôle, et le scénario aura certainement changé de cap.
   
Une pointe d’amertume m’envahit à l’idée que les choses ne seront jamais plus pareilles, qu’en choisissant ce chemin vers le Chili je renonce aux bonnes surprises qui m’attendaient si j’avais poursuivi sur la route plus familière de ma vie bordelaise… Je songe à ce poème de Robert Frost qui résonne de plus en plus fort en moi: “The road not taken”.

Two roads diverged in a yellow wood, 
And sorry I could not travel both
And be one traveler, long I stood
And looked down one as far as I could
To where it bent in the undergrowth;

Then took the other, as just as fair,
And having perhaps the better claim,
Because it was grassy and wanted wear;
Though as for that the passing there
Had worn them really about the same,

And both that morning equally lay
In leaves no step had trodden black.
Oh, I kept the first for another day!
Yet knowing how way leads on to way,
I doubted if I should ever come back.



I shall be telling this with a sigh
Somewhere ages and ages hence:
Two roads diverged in a wood, and I---
I took the one less traveled by,
And that has made all the difference.

    J’ai choisi ma route, mais je reste au carrefour, un pied titillé par l’aventure, émerveillé par les premières fleurs bordant le chemin, l’autre, accoutumé à la route déjà parcourue sur un sentier familier, s’attarde un moment sur ce qui aurait pu être, un peu déboussolé et effrayé par “this road less traveled by”. Alors afin de repartir d’un pas plus assuré, mes deux pieds réconciliés, je salue une dernière fois cette voie que je quitte.

 Alors au revoir. Au revoir à ma chambre, palace de mes idées, fenêtre sur mon monde, balcon des couchers de soleil. Au revoir maison, pavillon réconfortant, bras ouverts sur les câlins, vue sur la piscine des voisins. Au revoir crêpes du dimanche précédées de Président, belle tablée souriante, présidée par le poète gourmand.  Au revoir à ma rue traversée au pas de course, course contre la montre, 7h55 bonjour les remontrances. Au revoir Magendie, cours même le mercredi après midi, français De La Fontaine, américain de Gatsby à Baldwin, espagnol Dante *, italien en VF. Au revoir à tous ces visages, du plus espiègle au plus sage, à tous ces sourires, à tous ces éclats de rire fusant dans les couloirs d’un mètre de large. Au revoir aux conversations sur les gradins, allongés en regardant le ciel, au coin d’un couloir, dans des boucles spatio-temporelles, sur le chemin du retour le soir. Au revoir aux deux rives du port de la Lune dansant bras dessus bras dessous. Au revoir St Michel au bout du monde, Pey Berland tout là haut, deux regards qui sondent. Et derrière ces souvenirs, au revoir à tous ces coeurs qui prennent une grande place dans le mien. 

Au revoir Bordeaux, (le soleil se couche mais se réveillera)
Au revoir et merci.

*il ne s'agit pas de l'écrivain

Commentaires

  1. Quel belle manière de dire au-revoir! Tintée d'images et sonorités qui font voyager rien qu'en lisant ton texte. J'espère que cette aventure te rendra heureuse et te fera découvrir les beautés cachées du monde <3
    Love U !!

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