Jour 1
Le premier jour donc, le début. Je me souviens que j’avais écrit, sur le toit de la terrasse vue sur mer à El Quisco. J’avais commencé à noter mes impressions le jour même, mais j’avais poursuivi le jour suivant, ce matin là, sept heures trente, face à la mer. J’avais pas trouvé le temps, pas pris le temps le premier jour, de me poser pour regarder comment tout réagissait en moi, face à tous ces nouveaux éléments, tous ces changements. Je devais être un peu sous le choc en y repensant. Assez agréable, le choc, j’en avais plein les yeux, mais je n’arrivais pas trop à faire le focus.
Ce premier jour, il avait été long, très long. Il commençait à Amsterdam, le jeudi 22 août 2019 et s’achevait à El Quisco, une heure du mat’, le samedi 24. Pendant tout ce temps je n’ai presque pas dormi, d’où les dates qui fusionnent en une journée de 40 heures plus décalage horaire.
Je m’étais levée tôt à Amsterdam, le jeudi matin. Le soir j’avais fermé les yeux en vitesse, pour que le grand jour, tant attendu, tant redouté aussi, fasse son arrivée plus rapidement.
On était allé tous les six à l’aéroport, ma famille et moi. Eux devaient retourner à Bordeaux après deux semaines hollandaises, moi je me propulsais dans l’inconnu: le Chili. Leur vol avait du retard et le mien en direction de Paris était programmé deux heures plus tard. Il nous restait une heure ensemble, que nous avons passé à jouer aux cartes.
On parle de bouquet final et d’une sorte de feux d’artifices d’émotions quand la fin se profile. Il y avait bien de la beauté dans ces aux revoirs avec ma famille, mais surtout beaucoup de simplicité. Un gros câlin, des sourires, et puis c’était bon, à l’année prochaine. Les cinquante premiers mètres de séparation étaient tout plein d’hésitation, je me retournais, croisais le regard humide de ma mère, celui confiant de mon beau-père, retournais mon attention sur mon chemin, cinq pas de plus et rebelote: mes yeux s’enfuyaient derrière mon dos. Mais il a bien fallu tourner un moment, et mon regard ne croisait plus celui maternel, et la foule cachait les silhouettes familières.
En arrivant au Chili, le 23 matin, cette hésitation, je l’ai retrouvé dans beaucoup de regards parmi les 80 étudiants d’échange qui, comme moi, atterrissaient dans une nouvelle vie. Le doute était parfois vraiment palpable, on pouvait presque lire les questions accentuées par la fatigue dans le bleu des yeux de certains. D’autres le cachaient bien, l’oubliant en se jetant dans une espèce de frénésie curieuse. C’était mon cas je pense, et en laissant transparaître le plus de confiance possible derrière mon grand sourire, j’entamai mille conversations, ne sachant plus trop où donner de la tête face à tous ces nouveaux visages, ces nouvelles silhouettes.
Durant ces deux premiers jours chiliens, tous les étudiants d’échange étaient réunis à El Quisco, petite station balnéaire sur la côte près de la capitale. C’était un peu une réunion du doute. Personne n’avait aucune idée de la suite, difficile de construire toute une nouvelle vie dans son imagination. Alors on s’est tous raccroché à ce qu’on connaissait, ce qu’on reconnaissait. Et ce qui m’a semblé le plus proche de moi à ce moment là, c’était bien le doute. En face de moi quatre vingt nuances de doute, qui paraissaient comprendre le mien. En deux jours, ces quatre vingt doutes à peine connus formaient déjà une espèce de famille du doute. Et c’est après moult embrassades et promesses de se revoir, plus tard dans notre nouveau monde, que nous nous sommes séparés le jour d’après, vers le véritable inconnu.
Photo: Juliette Rouhier
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