Les visages


5 et 6 septembre 2019

Depuis toute petite, j'ai pris l'habitude de gribouiller en cours. Je le fais presque automatiquement, pour habiller les carreaux vides des bords de mes cahiers, leur donner un peu de vie, alors qu'ils s'ennuient à regarder leurs copains du centre se remplir de mots. Parfois ça me permet de mieux les absorber ces mots, ça attrape mon attention pour la concentrer sur le papier, sur mon bureau, sur la salle de classe, et ça évite qu'elle fasse les 400 coups vers des paysages et des situations lointaines.

Au Chili, petit obstacle: les mots en cours, je ne les comprenais pas tous, (du moins les premiers mois). C'étaient aux qui s'enfuyaient quand j'essayais de les attraper. Et parfois, quand ma volonté de courir pour les ranger sur le papier n'était pas non plus au rendez vous, les dessins les remplaçaient, profitant un moment d'un espace sous le feu des projecteurs: au centre des carreaux de mes pages de cahier.

Et l'après midi du 5 septembre, durant un cours de Biologia qui prenait du temps à s'en aller, c'est exactement ce qu'il s'est passé. Sur le bas d'une page que je venais de charger en balbutiements scientifiques en español por favor, sont apparus quatre œufs, tout serrés les uns contre les autres. Dans une tentative un peu désespérée de récupérer le fil des mots que j'avais perdu, je leur ai accordé une bouche, à chacun différente, car si ces œufs étaient frères, ils étaient chacun unique. Mais les quatre bouches ont réclamé un nez pour sentir et des yeux pour observer. Et quand tous furent satisfaits, à l'aise sur leur bout de papier, ils ont appelé tous leurs copains. Mais moi, je n'avais plus de place pour accueillir tous ces visages sur le bas de ma page de sciences. J'ai levé la tête un instant vers le devant de la classe, questionnant les mots qui coulaient si vite de la bouche de mon professeur. Toujours autant de difficultés à les saisir. Tant pis, ce sera pour une autre fois. J'ai tourné la page sur les sciences, et ouvert la porte sur les visages. Et des visages, il y en avait plein en moi. Déjà en deux semaines à l'autre bout du monde, mon stock de bouilles nouvelles avait augmenté de plusieurs centaines. Les noms avaient avaient filé pour la plupart, dans un débordement de ma mémoire. Les passions, les habitudes, l'identité de chacun sa cachaient derrière tous ces traits, ça j'avais encore le temps de plonger derrière quelque uns pour les découvrir. Certains resteraient des visages, des images dans ma mémoire, un regard, un sourire avec lequel j'avais interagi un instant, qui m'avait touchée derrière mon masque à moi, très sûrement. Peut être que j'aurais l'opportunité de découvrir la personne derrière le visage de certains. En deux semaines j'avais déjà eu plusieurs indices qui me mettaient sur la piste direction derrière ces jolis minois. Il me restait encore beaucoup de chemin, et il m'en reste encore beaucoup, car le promeneur peut parfois s'arrêter devant un lac à l'entrée de la randonnée, que ce soit sur son propre chemin ou celui qui le mène aux autres. Les visages, et les personnes qui les animent, constituent la partie principale de mon échange, celle qui prend le plus de place dans ma mémoire et petit à petit dans mon cœur. C'est eux qui touchent le plus le monde derrière mon masque, quand je les laisse entrer sans m'enfuir. Et c'est eux qui sortaient tous me saluer, d'un clin d'oeil, d'un sourire, alors que je les accueillais sur le papier.

Alors j'ai continué. L'heure de biologie s'est terminé mais j'ai continué en maths, en anglais, en physique… Et le lendemain je n'avais plus de place sur la page que j'avais commencé. J'avais encore plein de frimousses en tête, mais j'ai fait une petite pause. Tout ce petit monde sur les carreaux ne demandait plus qu'une chose: sortir du cahier. Alors en rentrant à la maison après l'école, j'ai doucement détaché des autres cette page bien peuplée, en me demandant quelle place toutes ces petites têtes allaient désormais occuper. La réponse m'est venue en me rappelant qu'aujourd'hui c'était l'anniversaire d'un visage important à mes yeux, un visage décoré par les rides, petits dessins qui racontaient toute une vie, un visage percé par des yeux bleus et sages, qui luttaient chaque jour face à une douleur dure à porter, mais qui ont finalement trouvé la paix: ma grand mère d'accueil.

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