La dalle

Tout était figé, immobile. Tout était figé, immobile, comme si le couloir retenait son souffle dans son grand corps de pierre et que, par ce mouvement, ou plutôt cette absence de mouvement, ses membres se contractaient tellement que ses muscles devenaient raides comme les os. Et puis soudain, un éclat de rire, ce clapotement des talons contre la pierre. Du dur contre du dur, du froid contre du froid, qui fait pourtant résonner quelque chose de liquide. Une myriade de gouttes d’eau dans le couloir. Une averse qui s’arrête vite. Je me retourne: Maïa fixe le sol, ses cheveux courts et fous coulent sur ses sourcils froncés:

“Regarde, la dalle.” Ses chaussures à talons se tiennent campées bien droites sur un carré gris, le cuir souple laisse deviner le coussinet du pied qui roule, comme celui d’un chat, un sismographe. 

“Quoi la dalle?” Mes baskets trépignent, la cantine va fermer et au-dessus des orteils c’est le ventre qui crie la dalle.

Silence inspiré sous les sourcils froncés. Les talons restent plantés mais Maïa est partie loin, rideaux fermés, suspense de l’entracte. 

“Elle bouge la dalle.” 

Et en effet devant moi l’assurance des chaussures à talons tangue quelque peu, sous l’effet du ressac d’un carreau de pierre qui a perdu ses joints. 

“Oui, bah ce sera pas la seule chose un peu bancale ici, en attendant c’est pas à nous de tout recoller.”

Les sourcils se haussent un peu, point d’exclamation par dessus les yeux, lumière sur la scène, indignation. 

“Je te parle pas de tout recoller moi! Elle bouge!”

“Super! Allez, nous aussi, on se bouge! Les autres nous attendent!” 

“Elle bouge, elle bouge, elle bouge, j’te dis!”

Je fais rouler mes yeux vers le plafond et je tourne la pointe de mes Nike, si les mots n’y font rien, peut-être que les gestes parviendront à la faire s'activer. Mais un pas, trois pas, dix pas et le couloir reste muet, l’écho des talons ne s’élève pas entre les murs. 

“Maïa putain grouille!”

Je ne veux pas me retourner, on en aurait encore pour trois plombes. 

“Il doit y avoir une queue de malade maintenant, ça n’avancera pas d’un millimètre!”

Toujours aucun bruit derrière moi. Et puis un raclement de gorge, la pierre qui crie, des griffes et une plainte sèche qui replonge tout dans le silence.

“Maïa?”

Par dessus mon épaule, mon regard attrape son corps accroupi et sa tête toujours clouée vers le sol. Mais cette fois-ci, les talons ne reposent plus sur la dalle, qui est désormais étendue sur la gauche, posée en diagonale comme un déserteur sortant des rangs bien sages d'une armée de carreaux gris. Maïa observe le vide qu’elle a laissé comme on essaie d'attraper son ombre sur les pavés. 

Je reviens sur mes pas. Tant pis, pas de cantine avant ce soir. Une fois à côté d’elle, je me penche moi aussi au-dessus du carré sombre au fond duquel j'aperçois un autre carré, plus petit, blanc. Celui-là est quadrillé et emprisonné par la poussière. Un bout de papier, une bouteille à la mer, sur lequel dansent quelques mots, qui, au vue de leur course désordonnée et de leur maladresse enfantine, ne semblent pas avoir été écrits par une main bien vieille. Un bout de papier en dessous d’une dalle bancale, dans un couloir blanc et silencieux, et nous voilà toutes deux figées, immobiles, les yeux rivés sur deux mots, une phrase courte et simple, le coup de théâtre d’un démonstratif et d’un verbe, un point et c’est tout:

“Ça bouge.”

Commentaires