La maison du protecteur - Markawasi


Des images invisibles, fantômes qui ne s'impriment pas sur la pellicule, la théorie impalpable d'un cours comme un point d'interrogation absurde au-dessus de mon corps assis et trépignant, l'esprit embrumé qui s'accroche au passé: l'envie d'un ciel sans limite s'est emparé de moi la semaine dernière, à grandes bouffées de plus en plus puissantes sous le nuage gris de Lima. Il me fallait sentir, sans penser. Hier je me suis levée de bon matin, j'ai attrapé mon sac à dos que j'ai rembourré avec mes plus gros pulls, mon sac de couchage au cas où et une banane pour la route. J'avais compris qu'à soixante kilomètres de route les sentiers zigzaguaient haut dans les montagnes. 

J'ai pris le bus sur une grande avenue pas loin de chez moi, direction Chosica, dans la banlieue est de la capitale. Le paysage urbain s'étend sans discontinuer jusqu'à cette périphérie bourdonnante. Peu à peu, les bâtiments se font de plus en plus bas et usés. La brique rouge est toute nue, veinée par une arborescence de failles et de cables électriques. La taule s'accapare de tous les toits. Le bus se fraye un chemin dans des rues bondées. Sur les trottoirs, des collections disparates forment des sculptures étranges: une tour de poussettes aux couleurs pastelles; des paires de chaussures pas si neuves disposées sous une armée de jambes imaginaires; des têtes de mannequins en plastique décapités qui lèvent les yeux au ciel sur un tapis à même le sol. Tout espère être vendu, même pour quelques soles. A chaque arrêt, des vendeurs ambulants montent pour vanter les bienfaits de leurs pastilles pour la gorge, de leurs gélatine de lúcuma, de leurs porte-cartes. Un homme voyage avec nous le temps d'emplir le colectivo d'une chanson sur l'amour du Christ qui sort en crépitant de son haut-parleur. La main minuscule d'une petite fille joue avec ma queue de cheval depuis les genoux de sa mère derrière moi. Mes yeux sont accrochés par chaque détail, chaque son, trois heures de route filent discrètement, sans aucun bruit. 

Quand le bus atteint le terminus, le décor pourrait toujours s'intégrer au centre de Lima, mais de chaque côté de la route, les montagnes entourent les édifices de leurs pentes sèches et jaunes qui s'estompent à l'horizon, brouillées par la brume de la ville monstre. Ce n'est pas encore la nature isolée que j'imaginais mais je me trouve à la croisée de deux voies: l'une continue à travers la vallée, l'autre grimpe lentement vers les sommets. C'est cette dernière que je choisis. Un véhicule est arrêté à la station service qui sert de frontière entre ces deux alternatives. Je m'approche de la fenêtre du conducteur pour demander si des bus s'aventurent plus haut, et la réponse est fantastique: 

"Vas a Markawasi ? Súbete con nosotros mi hija !" 

Me voilà au dernier rang d'un long van, entre le trépied d'un appareil photo et un sac de tente, la mochila, ma carapace d'escargot, se sent à sa place à mes pieds. Rapidement, le goudron sous les roues disparaît au profit d'une terre qui s'évapore, parsemée de cailloux et de bosses. Le précipice à notre droite se creuse de plus en plus profondément: le début de la randonnée, le village de San Pedro de Casta, est à 3100 mètres d'altitude, c'est deux mille mètres qu'il nous faut avaler en titubant à chaque virage au-dessus du vide. Le souvenir du Petit Vignemale que nous avons grimpé avec Gaspard en juillet se superpose à ce paysage à l'autre bout du monde, comme une ligne droite qui se dessine à la même hauteur au-dessus de la mer. "Eres francesa ?!  Mierda!" "Tienes 20 años ? Mierda mierda !" J'apprends que mes compagnons de voyage sont des DJ de trance qui s'apprêtent à danser toute la nuit sur ce plateau dont j'avais déjà entendu parlé et où j'avais intuitivement prévu de me rendre: Markawasi, la maison du protecteur, culminant à 4000 mètres après 2 heures et demi de marche. "Te sumas con nosotros?" L'idée miroite avec éclat, le temps de trajet est au moins deux fois plus long que ce que j'avais prévu ou espéré, l'après-midi est bien entamée et le soleil se couche tôt ici, tropique oblige: sans tente, je ne sais pas comment passer la nuit. Je sens alors une immense sensation de paix m'envahir, j'ai l'impression d'être au bon endroit au bon moment, et cette coordination du temps et de l'espace m'offre une confiance qui me comble et m'étend comme pour me faire imprégner le plus de monde autour de moi. 


Après quelques heures à jouer avec la raideur de la pente, San Pedro de Casta et ses maisons cubiques accrochées à la montagne sont enfin à portée de vue. Il est 15 heures et mes chers DJ veulent déjeuner avant de monter. Je n'ai pas faim, j'ai déjà mangé une papa rellena dans un hameau où nous nous sommes dégourdis les jambes, et il ne reste que trois heures de lumière avant la nuit. J'achète une chaufa, mélange de riz, de poulet et d'œuf pour combler mes réserves de nourriture, je salue mes nouveaux amis et je me lance sur le sentier. "Nos vemos arriba!" J'avance lentement, avec précaution, l'altitude emballe un peu mon cœur, je m'arrête souvent pour boire et pour m'émerveiller. Les locaux dévalent le chemin sans l'ombre d'un effort. Je croise trois vieilles femmes assises sur le parapet au bord du sentier, toutes coiffées de chapeaux haut-de-forme sur deux tresses encore noires. Elles me saluent à l'unisson: "Señorita, va usted solita ?" Elles me félicitent en souriant avant de reprendre leur conversation, j'ai l'impression d'interrompre une partie de thé à 3000 mètres bien dépassés. Entre les cactus et leurs figues de Barbarie (tunas dans la Cordillère), des ânes m'observent sans ciller. Ils hennissent sans crier gare, et ça résonne très loin, très grand. Soudain, c'est de la musique qui se joint à leur cri: percussions, cuivre et chants de joie. Je marche longtemps avant d'en apercevoir la source au loin: pendant de divins instants, la fête semble jaillir de la terre elle-même. En contrebas, une vaste assemblée chapeautée danse en demi-cercle, entourée par les bêtes, vaches, ânes et chiens. La musique s'élève vers le ciel, embrasse la roche majestueuse. 


Au sommet, c'est un géant de pierre qui souhaite la bienvenue. Sa constitution est telle que ses traits forment sept visages sous sept angles différents: un roi polymorphe. Ses yeux fermés sont paisibles face au soleil rougeoyant. Il garde l'entrée d'une cabane de montagne et d'une ribambelle de chulpas, des tombes de rois pré-incas construites sur le plateau. Le soleil est désormais sur le point de toucher la montagne à l'horizon, il rebondit sur les rochers et les éclabousse avec ombres et profondeurs. Entre deux sculptures naturelles une sorte d'escalier mène à une lagune où se dédouble ce peuple pétrifié des hauteurs. 



Un homme et une femme profitent des dernières lueurs du jour en observant les viscachas, des rongeurs mi-lapins, mi-écureils. "Vamos a hacer un fuego, lo compartes con nosotros ?"  


Derrière l'amphithéâtre qui se reflète dans le lac, Fer et Henry ont établi leur camp. Comme les grands oiseaux des sommets, ils récoltent ce qu'ils trouvent sur le chemin pour construire leur nid: un sac de jute et deux matelas gonflables pour canapé, des bouts de fer éparpillés qui font office de grille à plancha, les bouses de vache séchées: trésors de combustibles qui brulent longtemps dans la nuit. Todo sirve. Fer, la gaucha, est argentine. Elle voyage depuis un an, sac sur le dos, sourire aux lèvres et rire jamais bien loin. Elle a rencontré Henry il y a peu à Lima, au gré des hasards et des relations. Henry est un génie de pratique et d'inventivité. Son œil alerte et bienveillant sonde et imagine. Les deux sont lumineux, ils remercient la pacha, l'espace et le temps à chaque instant, et je me joins à eux, en ajoutant aux remerciements ma gratitude de les avoir croisés. "Ce sont les apus, les esprits de la montagne, qui t'ont mise sur notre chemin, alors tu as sûrement des choses à nous apprendre." De mon côté, j'apprends à réchauffer mes pieds au-dessus du feu, à célébrer les êtres spirituels autour de nous, à chercher la cruz del Sur dans le ciel, lento pero seguro. Nous passons la nuit sous les étoiles qui scintillent et qui filent, à observer le spectacle de la voute céleste qui roule au-dessus de nous, à bénir ces défections bovines qui nous permettent de lutter contre le froid en attendant le matin, et à nous passer une bouteille d'Abrazo de oso, de "câlin d'ours", un alcool d'Oxapampa qui ravive le cœur et le corps. 


Lorsque le soleil apparaît enfin, nous découvrons de nouvelles formes parmi les rochers. Il y a au loin un géant couché le nez en l'air, un serpent qui s'enroule au bord du précipice, une tortue sûrement millénaire: un monde fantastique où tous les possibles cohabitent. Une ribambelle d'oiseaux nous survolent, les rayons aspergent de chaleur ce qui avait été froid et dur quelques heures auparavant. Nous remercions le vent qui nous faisait trembler il y a peu, qui nous caresse à présent. En descendant, nous ramassons le plastique abandonné parmi les plantes, lento pero seguro


Sur les pas d'Henry et Fer, je découvre un autre sentier qui mène à un parking plus bas. Mes amis DJ apparaissent dans un cercle de tentes, une petite maison loue du matériel de camping: la civilisation surgit comme un enfant qui fait "bouh" en gazouillant. Nous prenons une voiture pour descendre au village, plus sûr pour nos yeux éblouis par la nuit blanche. Sur la route nous croisons musique et danse en demi-cercle. Le chauffeur nous explique que c'est la Herranza, la célébration du marquage du bétail et d'hommage à la Pachamama, la terre mère. Des rubans colorés ornent les oreilles de tous les animaux. La musique nous suit jusqu'à San Pedro de Casta. Le dimanche ébullitionne de fêtes: une fanfare zigzague entre les quelques rues pour célébrer un anniversaire; les amateurs de foot encouragent leur équipe sur un terrain au bord du vide, taillé dans la roche du précipice. Tout est vertigineux et harmonieux. Une bière face au montagne et aux coqs qui vagabondent devant les maisons, puis la célébration se teinte d'aurevoirs: il est temps de rentrer à Lima. 



Commentaires

  1. Quel plaisir de te lire à nouveau !

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  2. Bonjour Ella, pour rappel je suis l'oncle de ton père. Je vis en Nouvelle Calédonie. j'avais prévu un voyage au Pérou qui a été contrarié par le Covid. Donc, belles aventures à ma place. Bisous. Thierry

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