Rêve de sommets - Santa Cruz

Les bus de nuit rendent au sommeil ce pouvoir transporteur, comme si soudain dormir devenait la véritable frontière spatiale entre chaque lieu. Ce matin je me suis réveillée d'un drôle de rêve. J'ai ouvert les yeux dans mon lit à Lima alors qu'ils se fermaient à Huaraz hier soir, en absorbant les dernières lueurs de la Cordillère à travers les secousses d'un volant sur une route étroite. 



Dans mon rêve nous arrivons un vendredi aux aurores, pile à temps pour sentir le frisson de liberté procuré par l'école buissonnière. Les gouttes dégoulinent sur les fenêtres à cause de la chaleur d'une nuit remplies de ronflements passagers. La buée et l'humidité dissimulent encore le ciel, comme si Lima avait voyagé avec nous, à l'intérieur du bus. En descendant, l'air frais balaie toute grisaille, l'altitude entre à toute vitesse dans nos poumons: au-delà des toits, des pics immaculés dessinent l'horizon. Nous marchons un petit peu pour nous réveiller et atterrir tout à fait dans cette ville inconnue. Une femme assise sur un tonneau vend des gants et des chuyos multicolores au coin d'une rue. Elle nous salue en nous dévisageant sous son chapeau haut-de-forme et son châle tissé de teintes vives, elle décèle sûrement dans nos traits les signes évidents qui nous marquent comme gringos, touristes, Européens. Il y a de la surprise souvent quand je m'adresse en espagnol. Parfois les conversations jaillissent en castillan et s'interrompent, embêtées, quand elles apprennent que je suis française. Certaines continuent dans un anglais trébuchant, comme si cette étrangeté avouée ne pouvait exister qu'avec la distance linguistique. Nous demandons où prendre le petit-déjeuner, elle nous indique le marché central, quelques rues plus loin, deuxième étage. 

Dans les allées couvertes, l'odeur des boissons et du pain chauds nous réconfortent. Toutes les petites échoppes affichent le même menu: caldo de gallina, bouillon de poule, pan con palta, pain à l'avocat, jus de fruits. Nous nous asseyons sous un haut-parleur qui chante de la música criolla, des tubes mi en espagnol mi en quechua, entre une table de retraités et un jeune couple avec son bébé: chacun sa portion. Plus tard, nous trouvons un banc libre en face de la fontaine de la Plaza de Armas. Il est encore tôt, les rideaux de fer en face des vitrines imitent les paupières fermées. Nous laissons nos têtes dodeliner et glisser, c'est l'heure de la sieste. Nous prenons le temps sur ce banc, sans rien faire d'autre qu'admirer la vie qui s'éveille peu à peu sous les glaciers



Notre première aventure commence derrière le cimetière, un chemin de terre serpente jusqu'à un mirador ensoleillé. Les chiens de rue nous accompagnent, parfois ils montrent les dents et on accélère le pas. En s'éloignant du centre, tout ralentit. Les bougainvilliers fleurissent au dessus de chaque porte: buganvilla, drillingsblume, dans toutes les langues ils sont synonymes de complicité. On reste longtemps là-haut, sous une énorme croix plantée comme un étendard vain au milieu de géants de plus de 6000 mètres. On s'assoit en silence pour reprendre notre souffle. Huaraz ne nous avait pas semblée aussi grande quand elle nous avalait avec tous ses bâtiments. En la survolant du regard, nous nous apercevons que les rues rongent chaque parcelle de vallée, que le vacarme emplit tout l'espace sous son ciel. Il y a des voix à chaque coin de rue, des véhicules aux klaxons expressifs, une fanfare ambulante dont on esquisse le trajet à l'oreille. Derrière nous deux motards se prennent en photo chacun leur tour sur un gros bolide rouge. Ils font mugir le moteur au rythme d'une musique entêtante et répétitive. L'un d'entre eux a un casque en fourrure avec deux longues oreilles: "Nuestra primera llama andina" conclut Gregor l'œil brillant. 

Quand nous nous décidons à redescendre, après le départ de nos mannequins fans de dérapage, nous nous arrêtons à la petite cabane perchée à quelques virages du mirador. L'heure du déjeuner est passée depuis longtemps et nos babines ont de l'espoir. Pas de restauration à part quelques snacks sucrés mais notre intuition est belle, nous rencontrons Dani, la vendeuse qui passe ses journées derrière le comptoir, face à la vue immense. Elle nous remercie, nous les étrangers, de lui faire réaliser la beauté qui l'entoure en venant la voir de si loin. Elle nous offre fièrement quelques mots d'allemand qu'elle a appris d'un des prédécesseurs de Gregor. Elle nous envoie manger du poisson autour d'une place au nom évocateur: Señor de la Soledad. Je me souviens d'un air de cumbia: Luego me acerqué a la playa, le cantaba soledad. En la mar, en la mar, mi pena pude calmar. En la mar, en la mar, mi pena pude calmar. Nous accompagnons la marche de nos plus beaux chants. On sautille sur la pente qui roule sous nos chaussures. 



Encouragés par une ribambelle de fresques de la bicolor, l'adorée sélection péruvienne de football, nos joues rougissent et nos yeux s'humidifient, surpris par l'aji d'un ceviche aussi vif qu'un de ces coureurs de ballons. Nous remercions Dani en pensée, ravis de partager un repas tout aussi fameux qu'il est difficile à dompter. Après des emplettes de dernières minutes au marché artisanal pour habiller nos mains et nos têtes en prévision des hauteurs, nous courons à toutes jambes, enivrés par la descente d'une ruelle en direction l'hôtel. Nous avons rendez-vous avec notre guide, réveil à quatre heures trente le lendemain. Nous cuisinons au dernier étage, à travers la fenêtre l'énorme croix de tout à l'heure nous fait de grands signes, enflammée de mille paillettes. La nuit, je rêve que nous ratons le réveil, je me réveille en sursaut pour vérifier que je rêve: il est deux heures, tout va bien. 



Un van nous attend dans le silence de la rue, nous nous faufilons au dernier rang, une tartine dans chaque main, nos sacs à dos sur les genoux. A chaque arrêt les sièges se remplissent et notre groupe se constitue: huit jeunes Européens athlétiques et majoritairement blonds, tous partis voyager quelques mois pour arpenter l'Amérique du Sud. Sur la banquette avant, notre chauffeur est épaulé de toute sa famille. Une toute petite fille nous sourit en gloussant avec ses très grands yeux. A sa droite, Oscar supervise l'ascension. Nous changeons deux fois de véhicules pour affronter le dénivelé. Le long de la route, un filet d'eau claire trace son chemin vers l'océan, qui sait. Nous nous arrêtons à la Laguna Llanganuco, dont le turquoise tranche sur le sombre de la roche alentours. Je demande à Oscar si le nom a une signification en quechua: la lagune femelle, me dit-il, il y a une lagune mâle un peu plus haut. Nous traversons un deuxième lac en empruntant une route encerclée de part et d'autre par l'eau. Peu à peu les nœuds des virages s'enroulent à nos pieds comme une corde de marin. Les cascades et les rivières tracent des visages de profil sur la pierre. Soudain, nous distinguons le sommet de cette pente sur laquelle nous sommes accrochés, un dôme si blanc sous le soleil qu'il paraît presque bleu: le Huascarán, la montagne la plus haute du Pérou depuis ses 6757m. 



Lorsque le van s'arrête pour de bon, nous sommes dans un hameau traversé par la route. Nous déchargeons tout et chacun profite des dernières toilettes avant quelques jours. On aide Oscar à préparer les pains à l'avocat pour notre déjeuner, on regarde Luis, qui nous accompagne pour s'occuper des ânes, superposer les sacs sur les bêtes. Il frappe sur leurs dos pour équilibrer les charges de chaque côté, les montures rouspètent. Un regard entendu avec Gregor, nous gardons nos sacs, l'aventure n'en sera que plus gratifiante. 

Nous nous engageons sur le sentier, le pied heureux, la conversation enthousiasmée. Oscar trace de pierre en pierre, quarante ans qu'il guide le long du sendero Santa Cruz. Je le rejoins pour apprendre les noms de ce qui nous entoure. A midi nous entrons dans le parc national de Huascarán, nous nous arrêtons manger un bout pas très loin d'une rivière. Trois filles gardent des vaches en gambadant pieds nus à travers les rochers. En reprenant la marche, nous croisons un groupe de jeunes montagnardes. Toutes portent une toile tissée colorée en baluchon et des chapeaux à haut de forme. Elles nous demandent de prendre une photo avec elles. Nous nous tournons vers Oscar pour savoir comment dire que nous sommes enchantés en quechua. Il fait la moue, l'expression n'existe pas telle quelle, mais finit par nous répondre "allin".

Nous traversons une plaine parsemée de rochers tout en débattant sur s'il serait préférable de voyager dans le futur ou dans le passé. Au fond nous savons que peu nous importe puisque nous voyageons au présent. Sur le bord du sentier mille plantes inconnues étendent leurs doigts et nous caressent parfois.  Quelques tiges rouges portent des baies noires en grappes, je pense à Maman et je me souviens du sureau qu'on cueillait l'été dernier. J'aimerais être sorcière et deviner le pouvoir de chaque feuille, chaque racine, chaque fleur de ce nouveau continent. Yura. 



Autour de nous le temps s'embrume et dissimule le blanc des glaciers sous une couche de mystère. En approchant du camp je sens mon cœur qui s'accélère et ma tête qui vertige. Un pas après l'autre, une pause souvent pour observer la vallée en contrebas. Nous allons dépasser les 4000 mètres et la fatigue de la journée commence à alourdir ma cadence. C'est bon de sentir ce poids, c'est comme si mon corps portait l'empreinte de chaque mètre parcouru. Une fois nos sacs à dos délestés et les tentes montées, nous nous réchauffons autour d'un thé, tout aussi hébétés qu'émerveillés par la vue qui s'enveloppe vite d'une couverture de nuages pour la nuit. En nous brossant les dents dans le noir nous pointons du doigt les quelques étoiles rebelles qui arrivent jusqu'à nous. Exclamations borborygmiques la bouche mousseuse de dentifrice. Les ânes broutent en faisant clapoter leurs sabots. Sous le petit pont de branches et de terre la rivière se faufile jusqu'à la mer, qui sait. Nous éteignons nos lampes torches pour mieux écouter. 

6h00. On court dans l'eau glacée en sortant de la tente. Il fait froid autour de nos corps mais tout brûle au-dedans. Au petit-déj nous nous faisons attaquer par des essaims et des essaims de mouches minuscules qui mordent jusqu'au sang. Qui piquent, qui piquent, qui piquent. On remonte tous nos cache-cous sur le nez, on protège comme on peut le moindre centimètre de peau de l'offensive de ces milliers de dents avides. Nous voilà bientôt comme une armée ninja, chacun isolé sur un rocher avec l'espoir de ne pas attirer l'ennemi en attendant que tout le monde soit prêt à partir. Nous laissons passer les ânes et nous commençons l'ascension vers le point culminant de notre aventure; Punta Unión, 4750m. Il fait humide sur le chemin mais le ciel est profond. On découvre souvent de petits lacs au détour des lacets, comme des miroirs qui laissent parfois refléter un éclair de clarté perçant à travers les nuages. On s'imagine volontiers à la place des animaux qui observent tous les jours chaque nuance d'ombre sur les pierres noires. Avec l'altitude, chacun avance à son rythme. Gregor a une provision de feuilles de coca que nous mâchons goulument pour prévenir le soroche. Nous nous dispersons par groupes de deux ou trois qui se séparent et se retrouvent, à chaque fois presque surpris de se croiser dans ce décor si grandiose et serein. Je déborde et je sautille. On a la nette impression que l'esprit du Taulliraju en face de nous nous parle au travers du brouillard, un apu veille sur nous, c'est certain.

 


Über den Wolken 

Muss die Freiheit wohl grenzenlos sein 

Al

le Ängste, alle Sorgen 

Sagt man 

Blieben darunter verborgen 

Soudain au-dessus des nuages se dessine le pic illuminé. Des cris de joie profonds fusent dans la montagne et se répondent en écho.

 


Nous atteignons le col et devant nous s'ouvre un paradis de blanc, de bleu et d'ocre richement sculptés. Le glacier glisse dans une lagune émeraude et le sentier s'engage dans une vallée gardée par une assemblée de géants immaculés aux formes coniques presque parfaites. Nous dévalons la pente avec l'impression de voler de légèreté.



Imanallam kachkanki ? 

Ñuqa allinllam kachkani, paya taytay. Je vais bien, merci monsieur. 

Kusa. Excellent. 

J'apprends aussi à dire que nous allons marcher jusqu'à Taullipampa ce soir et quelques exclamations pour dire "en avant" mais dans mes oreilles les phrases défilent comme un long mot que je n'arrive pas à découper et que je reproduis difficilement. Oscar rit et répète, patient et bienveillant. 



Lorsque nous arrivons au niveau de la rivière, une chienne blanche vient à notre rencontre. Elle marche en traînant la patte et gémit, mais semble contente de nous voir. Avec son air fatigué on se demande comment elle est montée ici, à 4200m. Ses mamelles sont gonflées, elle roule sur son flanc pour nous offrir son ventre énorme, habité: elle attend des petits qui ne tarderont pas à venir. Elle ferme les yeux lentement à chacune de nos caresses. Elle nous accompagne jusqu'à notre camp et reste couchée à nous observer de ses yeux gigantesques. Je la dessine, elle et les chiots de son ventre. China allqu. Chienne femelle. Qu'elle est belle!


 

Devant une casserole de soupe bouillante, je demande à Oscar s'il peut nous raconter des légendes de la sierra. "Il y a très longtemps Huascar et Huandoy étaient le fils et la fille de deux royaumes rivaux. Comme tout enfants de royaumes rivaux, Huascar et Huandoy s'aimaient sans la bénédiction de leurs parents. Pour vivre pleinement leur passion, les amoureux s'enfuirent une nuit. Traqués par les gardes de leurs deux familles, ils se figèrent l'un en face de l'autre, si majestueux qu'ils en devinrent des montagnes: le Huascaran et le Huandoy, le regard à jamais posé l'un sur l'autre. Nous sommes entre les deux, dans l'étreinte des amants."



La nuit est agitée. Dehors notre fidèle gardienne aboie. Quelque chose rôde: un renard ? un puma ? Aux aurores une cavalcade de sabots passe près de la tente. Carajo! Un cheval a déguerpi. Nous reprenons la route guidés non pas par un mais par deux chiens apparus sans qu'on sache bien comment. Notre pas s'est habitué à la hauteur, nous traçons jusqu'au camp de base de l'ascension de l'Alpamayo, "la plus belle montagne du monde". Derrière nous se dresse l'Artesonraju, on se croirait dans un film: c'est l'effigie de Paramount Pictures. 




Sans quitter des yeux ces deux merveilles, nous atteignons un lac niché aux pieds du glacier de la première, à 4500m. Deux randonneurs nous précèdent, ils se sont dépouillés de leurs vêtements et se sont glissés dans le lac. L'eau nous hypnose, on se laisse inviter par le bruit de la cascade: un regard nous suffit pour nous précipiter les rejoindre. Le reste est indescriptible. Le froid nous transperce la peau, coule en nous comme une lave qui dissout toute frontière, toute résistance: nous faisons corps avec la Cordillère. 



En descendant des papillons surgissent de toutes parts. Certains s'appellent mariposa, d'autres tapash, d'autres encore Schmetterling. L'après-midi est silencieuse, tout le monde semble absorbé par la beauté. Avec Gregor nous imaginons des moyens pour ne pas la quitter: faire un pas de côté, construire un abri dans la forêt ou sous un rocher, -celui-là est pas mal, regarde, il a une vue panoramique sur la vallée-, pêcher et boire dans la rivière. Un sac de couchage, un couteau, de quoi allumer un feu, une tarp, de la corde, un hamac, une casserole. On fait des inventaires minimalistes: sept objets au choix pour survivre et bien vivre dans le sauvage. Le flanc de la montagne est quadrillé de lignes étranges: si on reste assez longtemps on pourrait même rencontrer les alienigenas. 



Au camp Llamacorral je m'installe sur un rocher pour écrire quelques cartes postales inspirées. Le Taulliraju semble loin au fond de la vallée de Santa Cruz. Le dîner est l'occasion d'un tour d'horizon des programmes télévisés européens et de considérations footballistiques qui amusent et paraissent loufoques après quelques jours sans écran. Je me couche à la tombée de la nuit dans un cadre qui n'a rien à envier aux paysages de Danse avec les loups. 



Au matin, en faisant mon sac, je m'aperçois que mon appareil photo a disparu. Je me revois le poser sur une pierre pour m'élancer vers le lac. Cet œil qui s'est ouvert amoureusement dans un appartement parisien se posera désormais tous les jours sur ce décor époustouflant, derrière moi. Laisser l'instant courir et cavaler avec lui, ne pas chercher à l'immortaliser. Notre temps sur ce sentier nous file entre les doigts à présent: même si nous ralentissons la marche pour faire durer la descente jusqu'au village, les câbles, les tuyaux et les couloirs d'irrigation se multiplient comme des miettes du petit Poucet de la civilisation. Un portail nous indique que nous sortons du parc national. Nous prenons le temps de nous retourner une dernière fois pour remercier la vallée traversée avant de la quitter. Nous marchons en file indienne sur le bord d'un petit canal jusqu'à Cashapampa. Un grand panneau nous accueille en anglais: "Congratulations on finishing, come and enjoy, drink beer."



Dans le van de retour à Huaraz, mes yeux s'accrochent à chaque détail derrière la fenêtre, fascinés par les champs en terrasse et les sentiers vertigineux qui les relient. Des silhouettes colorées s'activent au loin, dans le vert. Robustes et rapides, elles avalent la pente de haut en bas sans autre effort que la force de l'habitude. Les phrases me viennent une à une, j'ai hâte de raconter. On nous dépose sur la Plaza de Armas où nous retrouvons notre banc le temps d'une sieste. Le soleil se couche, les paupières se ferment sur la route et ses secousses, s'ouvrent quelques heures plus tard dans mon lit à Lima, j'ai cours à 8h. 

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