Le fantastique

 "Je ne cherche pas le fantastique, il me trouve, et je le laisse entrer." 

Je suis sortie pour acheter un grand carnet pour écrire et moins couper ma pensée. En passant le seuil de la porte, je remarque une carte face contre terre dans la cour. Pas de chance il a un peu plu. Je m'approche et je me rends compte qu'elle m'est destinée. C'est une image de la Vierge qu'on m'a envoyée il y a un mois tout pile, le jour d'un aurevoir. Des gouttes perlent sur le papier plastifié, au verso on me raconte des larmes insoupçonnées en face d'une statue de Marie dans la cathédrale de Reims, des larmes qui ne coulent plus depuis septembre. 

Je me mets en chemin en m'efforçant de lister toutes ces choses que je peux gratifier d'un immense merci, meilleur remède contre les pensées qui se mordent la queue. Je remercie ces rencontres qui ont déboulé sur des moments magiques, Malo qui a accueilli mon petit frère hier soir dans la nuit, ma Maman toujours. Je remercie cette chance de pouvoir marcher à l'autre bout du monde. Je remercie mes jambes de m'emmener jusqu'à cette librairie-papeterie que j'ai repéré sur l'Avenida Sucre. Sur une place, des agents d'entretien fixent des câbles électriques derrière un panneau "Attention! hombres que trabajan." J'imagine la lumière qui jaillit dans les maisons du quartier après leur chorégraphie d'échelles. Je les remercie eux aussi. Je me remercie de faire des erreurs et d'apprendre, parfois à la dure. 

Soudain je suis enveloppée de musique à ma droite. Je tourne la tête pour apercevoir une messe qui coule dans la rue depuis les portes grandes ouvertes d'une petite paroisse. Je me souviens que j'ai une carte postale de la Vierge entre les doigts, ça me fait rire alors j'entre un instant accompagner une assemblée de cheveux blancs. Sanctificado sea tu nombre, venga a nosotros tu reino: hagase tu voluntad, en la tierra como en el cielo. Je joins mes mercis à une bulle de gratitude collective et je sens tout gonfler, se démultiplier en moi. Je sors de l'église portée par un élan de joie. 

Autour de moi les passants semblent tous s'être concertés pour s'habiller en rouge. Sur l'avenue, les images d'une autre promenade se superposent dans mon esprit, il y a à peu près un mois. Je n'étais pas retournée ici depuis. Je souris, tout concorde: le jour des aurevoirs. Il faut que j'écrive une lettre, c'est une évidence. 

J'arrive devant la librairie et j'éclate de rire: c'est un établissement théologique, qui vend des ouvrages à la gloire du Seigneur, mais apparemment pas de carnets. J'entre quand même, très amusée. Mon regard attrape des titres à la volée: Vivir con amor, Sanar después de un luto, Perdonarse, Acerca del noviazgo par Padre Francisco. Je suis bel et bien au bon endroit. Je me baigne un instant dans ce sentiment et je sors en remerciant les vendeurs. 

Je trouve à côté une papeterie qui ne vend pas de carnets non plus. J'achète quand même un bloc A4, ça peut toujours servir. En sortant, mes yeux se posent sur le magasin voisin et une annonce: "Chaises massantes: 3 soles pour 9 minutes". J'ai encore la monnaie du bloc A4 dans la main, j'entre et je m'installe. Face à moi le trafic de l'avenue et un grand écran qui diffuse le vert d'un espace naturel sur fond de flute. Je dépose le bloc A4 sur mes genoux et je réalise que j'ai acheté du papier à lettres. Je ferme les yeux et je me souviens du dernier massage que j'ai reçu, en me disant que c'est quand même très drôle que ce magasin soit sur le chemin que je faisais un soir après un dîner au restaurant. Je m'émerveille en face de ces voitures qui tapent du pied. Tout brille soudain d'une cohérence éclatante. Une balise du deuil, encore une. 

Je sors sans réfléchir et je me trompe de chemin, exactement comme il y a un mois. Sur le trottoir d'en face, un homme en rouge sifflote les Beatles à l'entrée d'une place. Je siffle à mon tour en invitant peu à peu les paroles jusqu'à mes lèvres: and then while I'm away...I'll write home everyday...Au centre de la pelouse trône une Vierge auréolée d'une guirlande électrique. Elle pose son regard larmoyant sur un bouquet de fleurs sec. All my loving...Je chante maintenant à pleine voix en passant devant un écriteau: Se vende miel 100% pura de Pozuzo.

Ceci aurait pu être le récit d'une illumination religieuse précédant ma conversion au christianisme. Certains auraient sûrement lu tous ces signe en se précipitant de rejoindre les Ordres, de revêtir la soutane. Mais je crois que ce serait laisser de côté tout un pan de loufoque et d'imprévisible. Ce serait décortiquer une blague qu'on ne peut pas vraiment comprendre. La vivre et rire me suffit amplement. Alors je me dis que "le fantastique m'a trouvée" ce soir, et qu'il m'a réconfortée. 

Commentaires

  1. Merci d'être une nièce sensible et créatrice. Le fantastique t'impregne.

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  2. Hermosa creatividad y forma de escribir. me encanta y me inspira a escribir sin miedo. Gracias por esto.

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  3. J’adore te lire, ça me donne l’impression d’être avec toi ☺️😙

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  4. Ella déambule et nous raconte les miracles de rue - Elle babille avec éloquence, toute en fabulations qui vous sembleront peut être innocentes, mais parlent d’une langue aux résonances graves que ceux qui trouvent refuge dans l’inconnu connaissent et reconnaissent. Merci Ella, you beautiful mystical weaver, you.

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  5. J'ai un peu honte de dire que c'est le premier article que je lis en entier mais je dois dire que j'adore la manière que tu as d'écrire. j'adore aussi tes anecdotes et aventures.
    J'en louperai plus aucun...amen

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