De l'autre côté

 Cusco, 19 décembre 


De l’autre côté


La robe brune luisait sous le soleil violent de juillet. On s’attendait à voir perler des gouttelettes de sueur le long des côtes. On s’attendait au soubresaut d’un soupir lent et rauque, asséché par la canicule, comme nous, qui nous tenions debout à côté. Mais l’immobilité s’était emparée de ce corps gigantesque, et si le regard s’aventurait par-delà la colline rebondie du ventre, les yeux glissait sur un cou interminable qui projetait la tête dans une arabesque impossible, une spirale tordue qui s’enroulait en arrière pour rejoindre le dos. Les sabots reposaient mollement entre les herbes folles et la pierre, une patte trempait dans le ruisseau comme pour s’unir une dernière fois au mouvement de l’onde qui s’en allait, imperturbable. En-dessous des yeux exorbités, la joue décomposée dévoilait une rangée de dents trop blanches qui constituaient un sourire bizarre, d’un bout à l’autre de la mâchoire. Avec l’angle fou de la tête, on aurait dit que le cheval s’esclaffait, qu’il riait à la barbe des randonneurs dont il interrompait la route. Ce spectacle au fond du val dégageait quelque chose qui aspirait l’attention pour ne jamais la rendre. La carcasse gonflée par la chaleur prenait une pose sculpturale qui perturbait la sérénité environnante en lui arrachant le lisse d’un décor de carte postale. Le cheval offrait au tableau une profondeur insolite, une de ces beautés morbides qui rendent fou parce qu’on ne sait pas si l’on devrait la fuir ou s’en rapprocher. 

À ma gauche, Pablo s’était arrêté lui aussi. Son air abasourdi devait refléter le mien. C’est lui qui déchira la torpeur.

“Tu viens ? Il faut qu’on passe le col avant 17h si on veut monter la tente avant la nuit.”

Nous abandonnons le géant rieur près du ruisseau: vite, traverser le vallon, rejoindre le col, passer de l’autre côté. Détourner le regard n’y fait rien, le cheval occupe mes pensées: 

“Tu crois qu’il est mort comment ?”

Pablo fait la moue, le dessin de ses sourcils froncés semble plus dur avec la lumière de l’après-midi.

“J’en sais rien, mais j’ai hâte de m’éloigner, qu’est-ce que ça pue, sérieux!”

Mêlant le geste à la parole, le voilà qui accélère le pas pour avaler quelques lacets et réduire la pente qui nous sépare du sommet. Je m’efforçai de le suivre, mais la journée avait été longue déjà. Je sentais le poids des carnets trop nombreux que je faisais toujours l’erreur de prendre avec moi. J’oublie à chaque fois que la fatigue du soir balaie tout espoir d’écrire. C’était bientôt fini de toute façon, bientôt l’heure du repos, le lac était juste derrière le col. Un pied devant l’autre, s’imposer un rythme régulier pour prendre de la hauteur sans s’en rendre compte. Mais plus l’on s’éloignait du cadavre, plus la puanteur se faisait forte, comme si elle s’élevait avec nous en se faufilant dans la lourdeur des sacs.

“Allez, Lou, on y est presque !”

Pablo m’attend à quelques mètres d’un passage qui ressemble à une porte creusée dans le granit: nous y sommes, le col. L’odeur de putréfaction est plus présente que jamais, elle s’imprime sur chaque recoin de terre entre les sommets. Je jette un coup d’œil en bas. La cuve des montagnes alentours confectionne un berceau de neige et de fleurs dans lequel reposent le cheval et son sourire. De l’autre côté, la fraîcheur de l’eau du lac miroite sous une brise légère. Trois juments arrachent et mastiquent longuement l’herbe des berges. On entend soudain la cavalcade de sabots d’une bête massive au lointain, qui laisse place au silence le plus profond. 

“Tu me prends en photo ?” demande Pablo en franchissant la frontière entre les deux vallées. Sur l’écran de mon portable, l’apparition passagère de quelques barres de réseau fait se bousculer une vague de notifications, une longue file d’appels manqués. 


***


Les volets de la maison en face du presbytère sont fermés. L’herbe du champ est haute, ça fait longtemps qu’elle n’a pas croisé le tranchant du tracteur de Papy. Les pneus de la voiture crissent sur le gravier, annonçant notre arrivée à Mamie, qui sort avec précipitation dans l’allée.

Ce matin, en descendant au village, Pablo fixait le sol. Je l’ai tenu par la main et nous avons levé le pouce jusqu’à Pau, sauté dans un train, puis un autre, avant que Papa vienne nous chercher à la gare avec Thierry. Durant tout le trajet, j’ai laissé glisser mon regard sur la campagne derrière la fenêtre. Je fermais les paupières à chaque fois qu’un poteau électrique nous passait devant. Poteau, pas poteau, poteau. L’image clignotante sur ma rétine hésitait entre le clair et l’obscur. Sur les sièges avant, Papa coupait sans cesse la parole à Thierry qui racontait la Nouvelle-Calédonie, ne laissant entendre que des bribes fragmentées d’une vie à l’autre bout du monde.

Nous consacrons les dernières heures de soleil à tondre la pelouse, il faut que tout soit net pour demain. “C’est un petit village, Lou, les gens parlent. Il faut bien les recevoir.”


Je monte les escaliers lentement. Le bois grince à chaque marche. Dans l’entrée, la grande pendule que Papy remontait en souriant a arrêté son mouvement de balancier. J’attrape une serviette et je pousse la porte vitrée de la salle de bain.

“Lou ! Viens plutôt faire ta toilette en bas !”

La tête de Mamie s’étire derrière la porte du rez-de-chaussée. Derrière ses lunettes de myope, ses petits yeux s’appuient fermement sur moi, suppliants. Sur le carrelage à côté de la baignoire, de longues traînées diluées attestent le débordement d’un ruisseau écarlate. 


Vers neuf heures, la vieille salle à manger est envahie par le parfum d’un dîner brûlé, emprisonné par les fenêtres verrouillées. Dehors, le chant des cigales s’élève dans un paysage de vert sans limite. J’empile les assiettes et Pablo m’aide à mettre le couvert dans le jardin. Mamie a l’air inquiète, “on n’a jamais fait ça, il n’y a pas assez de lumière.”

Sur la cheminée, la rangée de bougies rouges que Papy nous apprenait à modeler dans des Babybels offre la solution. Pablo achève de convaincre les réticences en faisant trôner le globe lumineux au centre de la table d’extérieur. 

Papa enchaîne les verres de l’entrée jusqu’au dessert. Il parle fort sans nous poser de questions. En face de moi, le visage de Papy ondule à la lueur des flammes. Son sourire complice m’apaise de l’autre côté de cette Terre miniature et illuminée. On dirait qu’il a traversé le monde, lui qui n’a jamais quitté la France à l’époque où l’Algérie était encore un département. Il retire vivement ses deux énormes paluches du dessus de la table. En-dessous de ses épaules d’homme de deux mètres, les poignées de ses bras puissants se perdent dans l’obscurité. Je sais qu’il ne va pas tarder à libérer son rire de crécelles. Je me tourne vers Papa qui s’est lancé dans le récit bruyant d’une prouesse de jeunesse.

“Comment s’est arrivé ?”

Brusquement, le silence est impénétrable autour du globe terrestre. Seules les cigales semblent s’évertuer à m’offrir une réponse entêtante.


Derrière le clocher, les voitures se multiplient sur l’herbe fraîchement coupée. Des vieilles femmes au maquillage brouillé par les rides me saluent une à une comme si l’on se connaissait. Un véhicule noir vomit quatre hommes enguirlandés dans leurs uniformes. Ils brandissent soudain un drapeau trop grand à l’honneur des anciens combattants. Papa demande discrètement de jouer “Les deux oncles”, et voilà que les quatre messieurs subissent, impassibles, l’anarchisme pacifique d’un Brassens moqueur. Mes yeux liquides ne s’arrêtent pas. Avec le surplomb, la fosse forme un berceau brun et moelleux entre les jambes de la foule alentour. La plaque est tournée vers le jardin. À défaut du tracteur, la Volkswagen grise fait office de relique d’une vie passée par-delà l’allée du presbytère. 

Au rythme de la pelle, on recouvre la mort, et puis tout d’un coup, Papy est passé de l’autre côté de la terre.



Commentaires

  1. Ella eres toda una novelesca poetiza, wow!!!! Excelent

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    1. Soy Luis de Chile

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    2. Luis muchas gracias ! Me emociona mucho que hayas podido leer este cuento ! Un abrazo gigante y besitos a todos <3

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